Il y a quelques semaines, les informations nous ont livré une énième histoire de rapt d’enfant qui se révéla être, par la suite, une maladroite tentative de diversion tentant de dissimuler la mort de cette enfant. Morte de mauvais traitements. Un fait divers de plus, avant de passer au sport.
Cette petite fille eut le malheur de s’être développée avec un patrimoine génétique différent de celui de ses frères et sœurs. Peut-être qu’elle remuait trop à la maison, mangeait avec gloutonnerie ou fatiguait par l’attention soutenue que son comportement demandait à son entourage. Quoi qu’il en soit, elle ne dérangera plus personne. Son bref passage sur terre aura rapidement pris la forme d’un calvaire qu’en peu de temps nous aurons chassé de nos mémoires. Combien d’entre nous se souviennent d’elle, d’ailleurs ?
Elle n’aura pas eu le temps de devenir assez grande pour s’interroger sur l’injustice, le mystère de la violence ou le sens de la vie. Trop occupée, sans doute, à parsemer de ses jouets le sol de sa chambre, comme les enfants « normaux » ont l’habitude de le faire. Mais ces questions d’adultes, c’est à nous qu’elle les laisse, à nos consciences hypocrites que les « bas instincts habillés en grands mots » – selon l’expression de Céline – des progressistes ont anesthésiées à force de discours vindicatifs et lancinants.
« Progrès » : étrangement – en apparence du moins – ce terme en est de plus en plus venu à rimer avec « mort » depuis plusieurs décennies. Quelques leitmotivs efficaces ont fixé à l’existence humaine de nouvelles conditions d’exercice sine qua non. Car, si autrefois on pouvait envisager de livrer sa vie pour l’honneur, la patrie ou la foi, maintenant c’est au nom du droit à « disposer de son propre corps » ou de celui de « mourir dans la dignité » qu’on justifie l’offrande, non plus de sa propre existence, mais de celle des autres. Et les pressions incessantes de ces « gens de progrès » sur les législateurs réussissent à porter du fruit : si le sort des enfants à naître « hors projet parental » – traduisez par « conçus par manque de bol » – n’est déjà plus un sujet de discussion, celui des grabataires devra faire encore l’objet de débats serrés en commission parlementaire. Cette enfant différente aurait pu ne pas voir le jour : un diagnostic prénatal minutieux et les conseils insistants d’un médecin frileux – et s’appuyant sur le fumeux « principe de précaution » – en encouragerait beaucoup à ne pas laisser la grossesse arriver à terme. Celle-ci y est parvenue, pourtant. Mais comme si elle devait tomber de Charybde en Scylla, cette petite fille paya cher l’expérience qu’elle fit de cette courte vie à laquelle certains estiment qu’elle n’eut pas un droit absolu.
Faut-il être en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels pour « mériter » de vivre ? Lorsqu’on appartient au camp du Bien, cela relève de l’évidence. À un tel point que tout avis différent conduirait son émetteur à se voir qualifié illico presto d’intégriste et même de fasciste, tant qu’on y est. Les militants « pro-choix » – autrement dit « pro-avortement » – se sont fait une spécialité de ce genre d’argument-massue, prenant le recours compulsif aux « points Godwin » comme une preuve d’intelligence. Malheureusement pour ces compagnons de route du Planning Familial, leur endoctrinement montre de sérieuses lacunes en histoire, et justement concernant ces « périodes les plus sombres » qu’ils aiment à évoquer, la main sur le cœur.
Ouvrons les livres. « Constituée en véritable groupe de pression, cette société réclame de l’État l’adoption de mesures incitatives comme les certificats prénuptiaux, mais aussi de mesures répressives comme les stérilisations, les avortements eugéniques, l’euthanasie. Les premières doivent assurer une descendance de la meilleure qualité ; les secondes visent à éliminer le risque de transmission de tares irréversibles » (M. POLLACK). Pour information, le groupe dont il est question est la Société allemande pour l’hygiène raciale, qui entama son lobbying dès 1920 et dont les orientations eurent le succès que l’on sait. Et dès 1935, les écoliers s’exerçaient à la règle de trois avec ce problème : « La construction d’un asile d’aliénés exige 6 millions de marks. Combien de nouvelles habitations à 15000 marks pourrait-on construire avec cette somme ? » (E. KOGON, H. LANGBEIN, A. RÜCKERL). Ainsi, le sort dévolu, de nos jours, à ces « existences superflues » nous donne un désagréable sentiment de déjà-vu.
Ajoutons qu’il fallut les interventions répétées de plusieurs évêques et pasteurs allemands auprès des autorités politiques, et notamment les prises de position publiques de Mgr von Galen, pour que l’opération T.4 finisse par être interrompue, en pleine guerre. Car c’est au nom du même commandement que les Chrétiens s’opposent à la peine de mort sous toutes ses formes : « Tu ne tueras pas ». Et puisque cette injonction doit bénéficier jusqu’aux criminels, comment pourrait-elle, du coup, exclure les petits, les faibles et les malades ? Simple question de cohérence intellectuelle…
Aussi, lorsqu’après un arrêt de la Cour de Cassation (février 2008) attribuant au fœtus né sans vie un statut civil, entendre les porte-parole du Planning Familial s’écrier avec horreur que cette décision conduirait à une « sacralisation de la vie » fait froid dans le dos. Car elles rappellent que, dans les maternités où elles exercent, leur rôle consiste à « dédramatiser » la situation… Font-elles appel aux clowns d’hôpital pour transformer cela en bonne rigolade ?
Mais je voudrais que l’on comprenne correctement mon propos : il ne traite de l’avortement – et de l’euthanasie – que de manière seconde ; il vise surtout ceux qui se sont fait une mission de « dédramatiser » ces questions, autant dire d’endormir les consciences devant ces atteintes à la vie humaine devenues presque aussi banales qu’un rendez-vous chez le coiffeur. Comble de l’ironie, ces mêmes personnes en viennent à crier à l’outrage face à ceux qui osent exprimer un avis différent du leur et les agonir de sobriquets les comparant aux pires dictateurs que la Terre ait portés, alors qu’un minimum de connaissance du passé devrait les dissuader d’utiliser ce genre de pirouette rhétorique qui pourrait bien se transformer en boomerang.
Quoi qu’on fasse, la réalité demeure, et tout ce qu’on a trouvé de mieux pour en dissimuler la violence, c’est d’éviter les mots qui fâchent. L’euphémisme et la métaphore viennent en gommer les aspérités les plus rugueuses. La guerre a ses « frappes chirurgicales » et ses « dommages collatéraux », la génétique a ses « bébés de la deuxième chance »… Il nous est demandé de croire que nous vivons dorénavant dans un univers que les défenseurs du Progrès ont tapissé de ouate blanche. Grâce à ces derniers, on pourra bientôt proposer l’euthanasie comme on propose aujourd’hui un médicament générique.
Oublions vite tout cela. Comme le prénom de cette petite fille.
Sinon, je voulais ajouter un truc, mais j’ai oublié quoi.