« Puisque tu es tiède, et ni chaud ni froid, je vais te vomir de ma bouche. » Et hop, on nous ressort le fameux passage de la Lettre à Laodicée (Ap III, 16) comme l’argument massue qui doit nous discréditer aux yeux, sinon du monde, du moins de notre Créateur qui honnirait donc toute forme de mesure dans l’action comme dans la pensée parmi ses fidèles. C’est ainsi que ceux qui soutiennent les actions « coup de poing » contre les spectacles jugés blasphématoires – à tort ou à raison, peu importe ici – nous font passer en comparution immédiate au Jugement Dernier pour un verdict sans appel et sans clémence. Voici quelques semaines, une poignée de jeunes gens animés du zèle de la foi sont allés interrompre une pièce de théâtre estimée « scandaleuse » par avance – on ne sait en vertu de quelle prescience – en montant sur la scène et en alternant, devant un public médusé, exercices de dévotion mariale et gestes de boxe anglaise. Leur intervention a fait évidemment couler beaucoup d’encre virtuelle. Parmi les critiques suscitées, certaines émanaient d’autres catholiques qui se sont fait taxer aussitôt d’apostats ou équivalents par certains de leurs coreligionnaires.
La vraie question ne consiste pas à savoir si Sur le concept du visage du Christ ou Golgotha picnic sont des œuvres sacrilèges, décadentes, profondes ou clownesques. Chacun aura son avis là-dessus, y compris ceux qui ne font que répéter les leitmotiv dont les abreuvent ceux qui pensent pour eux. Les foules ont un goût prononcé pour le « ouïe dire » qui offre un confort intellectuel incontestable, faute de garantir son intégrité à la vérité. En revanche, nous pouvons nous demander si l’honneur du Christ est davantage menacé par les extravagances d’un artiste d’avant-garde ou par le lobbying agressif de certains chrétiens courroucés.
Mais je n’irai pas jusqu’à prétendre que l’air du temps exhale une sympathie démesurée à l’égard du catholicisme. Il est plutôt de bon ton de brocarder l’obscurantisme, les superstitions et la bigoterie des papistes. Cette attitude s’est même institutionnalisée il y a plus d’un siècle en France, sous l’égide du « Petit Père Combes ». Malgré cela, d’aucuns se croient néanmoins subversifs en véhiculant les poncifs les plus éculés sur une religion perçue – non sans condescendance – comme l’opium du peuple. Les références les plus approximatives à l’histoire sont permises quand il s’agit de manifester sa compassion envers les Cathares, les Réformés ou les sorcières. Les blagues ne seront jamais trop grasses pour railler l’énormité de l’opération de lavage de cerveaux entreprise il y a vingt siècles. Quant aux malédictions proférées contre les sbires de Benoît XVI, on sait qu’on pourra s’y livrer sans trop craindre les rigueurs de la loi Gayssot. Si la paranoïa n’est pas bonne conseillère, la naïveté ne l’est pas non plus.
Mais point trop n’en faut et évitons de tomber dans le réflexe communautariste. Les slogans qui évoquent la « catophobie » ou la « christianophobie » révèlent un positionnement victimaire que les chrétiens devraient particulièrement éviter. Ne serait-ce qu’en vertu de leur fidélité à celui qui donna sa vie sur la Croix et promit à ses disciples moultes persécutions à cause de son nom. Aucun récit de martyre ne fait état d’une quelconque banderole récriminatrice déroulée au milieu de l’arène par ceux qui allaient témoigner de leur foi face aux fauves. Leur fierté se serait probablement mal accommodée de ce genre de manifestation.
D’ailleurs, le fait de se considérer comme une victime donne facilement le sentiment que tout ce qu’on pourra commettre, en réaction, ne serait que légitime défense. On perd facilement le sens de la mesure quand on se sent menacé, et c’est dans cet état d’esprit d’assiégés que vivent un certain nombre de catholiques en France. Ils rêvent d’un passé idéalisé, perçu comme un âge d’or, pendant lequel le pays vivait en chrétienté. La tentation de confondre ce type de régime avec le Royaume de Dieu est très répandue chez ceux qui savent pertinemment que « c’était mieux avant ». Sans doute considèrent-ils que le Christ déclarant « Mon royaume n’est pas de ce monde » manquait d’ambition…
Ceux qui œuvrent pour instituer « le règne social du Christ » semblent avoir une stratégie rodée, alliant piété ostentatoire et sports de combat. Leur méthode d’évangélisation tranche avec celle de leur Maître qui – quoi que certains affirment – ne balança aucun middle-kick aux marchands du Temple qui commerçaient dans un lieu autrement plus sacré qu’un théâtre subventionné. En investissant la scène du Théâtre de la Ville, ils offrirent un des spectacles les plus surréalistes qu’on a jamais donnés en ce lieu. Ce happening propitiatoire est certainement de nature à galvaniser la foi des tièdes et à susciter la crainte de Dieu chez les impies, doivent-ils penser. Quant à ceux qui désapprouveraient cet acte d’éclat, ils se condamneraient latæ sentenciæ au brasier éternel allumé dans l’au-delà à l’intention des impénitents et des amateurs d’art d’avant-garde.
Car, avec force exemples tirés de la Légende Dorée, sainte Jehanne d’Arc en tête, certains de ceux qui contestent, qui revendiquent et qui protestent, essaient de nous démontrer que leur manière d’agir est la seule qui soit digne d’un chrétien ; la distinction entre sainteté et exaltation ne leur étant pas familière. La distinction entre procession et agitprop non plus ; c’est un peu la même chose selon eux. Bon, je sais bien que les personnes présentes devant les théâtres où se déroulait l’abomination de la désolation n’étaient pas toutes membres de tel ou tel de ces groupuscules dont l’ancrage politique semble primer sur le spirituel. Mais croire à un mouvement spontané de fidèles serait erroné : avant même la tenue de ces spectacles, les mots d’ordre de mobilisation générale étaient publiés sur internet. Ils émanaient de ces amicales de catholiques qui préfèrent vivre leur foi en dehors de l’Église en nous répétant, toutefois, que leur chapelle est une sorte de vera Roma.
Non, « les » catholiques ne sont pas dans la rue : « certains » catholiques, nuance… Ils ont, bien entendu, le même droit de s’exprimer que n’importe quel libre-penseur anticlérical. Mais on ne peut les présenter comme les porte-voix de l’Église. Et spécialement ceux qui, parmi ces indignés, sont demeurés dans le fan-club de Mgr Lefebvre après 1988. Cette ultra-minorité agissante a le don de faire parler d’elle au moindre prétexte, désignant de sa vindicte les artistes audacieux qui n’auraient pas obtenu son nihil obstat. Il m’est arrivé de partager quelques uns des agacements de ces croyants old-fashioned. Mais leurs méthodes laissent à désirer, et pas seulement pour des raisons éthiques.
En effet, la question des conséquences de leurs actes ne paraît pas tarauder ces derniers outre mesure. Qu’espèrent-ils lorsqu’ils déclenchent une de leurs croisades contre une exposition de photos ou une pièce de théâtre ? Qu’on les interdise au prétexte de blasphème ? Que leurs auteurs soient touchés par la grâce et fassent repentance ? Que le théâtre ou la galerie d’art subissent un sort identique à celui de la tour de Siloé ? Au lieu de tout cela, c’est le même scénario qui se produit à chaque fois : les médias s’emparent de l’événement en évitant de mettre trop de nuance dans la présentation des protagonistes de l’histoire. Il y a les bons et les méchants. Et entre eux, un cordon de CRS. Devant les caméras de télévision, le patron du Théâtre du Rond-Point joue le rôle de l’intellectuel persécuté par une horde de Savonarole en lodens. Il est d’ailleurs passé sur toutes les chaînes, offrant au spectacle qu’il produit une publicité inespérée et au coût imbattable. Le sursaut citoyen apportera son lot de spectateurs venus soutenir l’art qui interpelle, dérange et provoque. La transgression, ça rapporte. Et les manifestants sont devenus, à leur insu, les jouets d’une stratégie de promotion bien rodée. Voilà comment, avec l’arme de la prière, on réussit à se tirer une balle dans le pied.
Sinon, je voulais ajouter un truc, mais j’ai oublié quoi.